
Julien pousse son caddie dans les allées du supermarché, concentré sur sa liste de courses mentale. café, œufs, fruits… Il passe devant le rayon des biscuits, jette un œil aux promos sur les yaourts et s’arrête quelques secondes pour vérifier un prix sur son téléphone. La routine. Un jeudi soir ordinaire.
Et puis, il tourne dans la prochaine allée. Il n’a pas prévu d’y passer, mais ses pieds l’y ont conduit malgré lui. Le rayon alcool. Pile sous les néons froids, entre les bouteilles bien alignées, une silhouette familière l’attend.
— Qu’est ce que tu fous là, chéri?
Julien relève la tête. Poliakov, toujours aussi lisse, aussi immobile, aussi prête à être attrapée. Un fantôme d’un autre temps.
— Poliakov.
— 700 jours, mon amour. T’es venu fêter ça ?
Julien esquisse un sourire en coin. Il penche légèrement la tête, regarde la bouteille de haut en bas comme on jauge une adversaire qui ne fait plus peur.
— T’as pas changée.
— T’es surpris ? Moi, je suis toujours là. Indémodable, indétrônable. Pendant que toi, tu fais genre que t’es au-dessus de tout ça.
— Oh, mais je suis au-dessus de tout ça.
— Mouarf ! Tu mens mal, poussin!
— Non. Avant, je mentais mal. Maintenant, je dis juste la vérité.
— Et la vérité, c’est que t’as traîné tes guêtres ici juste pour me voir ? C’est mignon.
Julien secoue la tête, amusé. Il fait un pas en avant, effleure une bouteille du bout des doigts sans la prendre. Juste pour provoquer. Elle n’aime pas ça.
— T’as aimé m’avoir contôlé hein ?
— Je vais pas mentir, chéri! C’était une belle époque. Toi et moi, on était inséparables. On se comprenait.
— Je te comprenais pas: je te subissais.
— Oh, fais pas genre, Julien. Je t’ai offert des nuits mémorables.
— Quoi??? Tu m’as volé des souvenirs, ouais! Tu m’as fait perdre du temps, des amis, de l’amour-propre. Tu m’as foutu la honte.
— Mais t’étais bien.
— Non. J’étais anesthésié.
Un silence. Poliakov n’aime pas qu’on lui parle comme ça. D’habitude, ses amants sont nostalgiques. Tristes, vulnérables. Pas Julien.
— T’as l’air fier de toi.
— Je le suis.
— Tu sais, Julien… y’a des types comme toi qui reviennent. Ça prend deux ans, cinq ans, dix ans… mais ils finissent toujours par me retrouver.
— T’as toujours été douée pour raconter des conneries.
— On parie ?
Julien rit franchement cette fois. Il attrape une bouteille de Poliakov, la soulève à hauteur des yeux.
— Tu veux savoir ce que je vois ?
— Vas-y, épate-moi.
— Je vois une pauvre fille, bien rangée sur une étagère, qui attend qu’on lui donne un but. Un objet sans âme, sans pouvoir. T’es pathétique, Poliakov. Tu crois que t’es une tentation ? T’es qu’un produit. Une marchandise. Un truc qu’on vend au rabais et qu’on balance après usage.
— J’ai pas besoin de pouvoir, Julien. Les gens viennent à moi naturellement.
— Pas moi.
Sur ces paroles, Julien repose la bouteille avec un bruit sec. Il s’époussette les mains, comme si elles s’étaient salies rien qu’en touchant le verre glacé.
— T’es sûr de toi?
— Je suis plus sûr de moi que je ne l’ai jamais été.
— Tu me détestes ?
— Non.
— T’aimerais me détester, mais au fond, t’es juste reconnaissant que j’aie existé.
— Ah oui ?
— Avoue-le. Sans moi, t’aurais jamais compris ta propre force.
Julien croise les bras. Il hoche la tête lentement, réfléchit un instant avant de répondre.
— T’as pas complètement tort.
— Ha ! Tu vois ?
— Mais faut pas rêver, Poliakov. Ce que j’ai compris, c’est surtout que t’étais un foutu poison. Un poison auquel je me suis accroché trop longtemps. J’aurais dû me libérer bien avant.
— Et pourtant, c’est grâce à moi que t’en es là.
— Non. C’est grâce à moi que j’en suis là. Toi, t’as juste essayé de me retenir.
Poliakov se tait. Elle sait qu’elle a perdu. Julien lui sourit, un sourire presque tendre. Pas de colère, pas de rancune. Juste un mépris absolu.
— C’est marrant, mais je pensais que cette conversation me ferait quelque chose.
— Et?
— Et j’en ai rien à foutre.
Julien recule d’un pas, puis deux. Il s’éloigne du rayon, reprend son caddie.
— Alors c’est tout? Lance Poliakov, presque amer.
— Ouais. C’est tout.
— Pas de dernier regard? Pas de regret?
— Aucun.
— T’as vraiment tourné la page.
— Depuis longtemps.
Julien s’éloigne, sans un regard en arrière. Il tourne à l’angle de l’allée, disparaît. Poliakov reste là, figé, enfermé dans son rayon comme un vieux souvenir enfermé dans un tiroir qu’on n’ouvrira plus jamais.
— Putain… murmure Poliakov.
Cette fois, elle savait que c’était fini.