La nuit d’un alcoolique aux urgences

… Vu par une infirmière. Je les ai assez fréquenté, discuté avec elles, vu la déception dans certains yeux, pour prétendre écrire à leur place (j’ai bien fait un appel sur Instagram il y a quelques temps, en vain.). Parce que ces gens font un travail admirable, énorme.

Un couloir d'hôpital, la nuit.

22h47

Couloir des urgences. Samedi soir. Le genre de soirée où les minutes pèsent lourd, où t’as l’impression que tout le monde a décidé de s’effondrer en même temps. Chutes, comas, crises d’angoisse. Les heures s’enchaînent et je sais déjà que la nuit va être dure.

Le téléphone sonne à l’accueil. Le SAMU prévient : un homme d’une cinquantaine d’années, trouvé assis — ou plutôt affalé — contre un mur, rue Diderot. Conscient, mais désorienté. Odeur d’alcool très présente. Il ne sait pas où il est, ni comment il est arrivé là. Une chute probable. Peut-être la tête touchée. Ils l’amènent. D’ici dix minutes.

Je lève les yeux au ciel. Encore un. Mais on ne choisit pas qui on soigne.

23h02

Il arrive.

Le brancard file droit dans le box d’évaluation. Il a le visage blême, les lèvres sèches, un œil légèrement gonflé. Sa chemise est ouverte sur le torse, froissée, comme si elle avait été arrachée à moitié. Une chaussure manquante. Un jean trempé. Ça sent le vin, le whisky, et la nuit qui dérape.

Il marmonne des mots sans queue ni tête. Une chanson, peut-être. Ou un souvenir.

Je m’approche. Je vérifie les constantes. Il est somnolent. Pas agressif. Juste… ailleurs. Déconnecté. Loin de lui-même.

Je note sur le dossier : “Homme, environ 50 ans, propos incohérents, suspicion d’ivresse pathologique.” . Je regarde l’historique du patient. Et je reste figée une seconde.

Huit passages en moins d’un an. Toujours les mêmes motifs. Ivresse aiguë, chutes, perte de connaissance. À croire que l’hôpital est devenu une étape régulière de sa vie.

Je souffle un coup. Mon regard change. Pas de pitié, non. Mais une forme d’usure. Cette sensation de revoir les mêmes histoires tourner en boucle. Pourtant, quelque chose me retient de le classer trop vite dans la case “habitués”.

L’ethylometre affiche 2,3 grammes d’alcool dans le sang. Son seuil de tolérance doit être élevé. À ce stade, certains finissent en réa. Lui, il parle. Enfin, il essaie.

Je nettoie la plaie au front. Une éraflure. Rien de grave. Je lui pose une perfusion. Il bouge un peu, gémit. Il dit “je voulais juste me détendre ce soir.” Et puis, dans un souffle :

— J’ai merdé… encore.

Je m’assois un instant, le temps que la perf passe bien. Il bouge à peine. Il a les mains sales, les ongles rongés. Un visage de mec qui en a vu, vécu. Mais aussi encaissé trop. Il n’est pas violent. Pas arrogant. Il est juste… vidé.

01h52

Il dort. Enfin, s’il dort vraiment. Son sommeil est haché. Des petits râles, des sursauts. Je vérifie les constantes régulièrement. Tout est stable, mais fragile. Comme un château de cartes.

Je regarde à nouveau son dossier. Huit fois. En un an. Et à chaque fois, il est reparti seul. Signé la décharge. Reparti dans la nuit, le même regard flou, les poches vides, le cœur sans boussole.

Je me demande qui il était avant ça. Avant que l’alcool le mange. Il était quoi ? Prof ? Chauffeur ? Père de famille ? Un type qui racontait des blagues à table et qui maintenant parle aux murs ? Il reste souvent un bout d’humanité sous la couche d’oubli.

03h33

Il se réveille. Il me regarde. Un regard plus clair. Juste un peu. Il dit :

— Je suis encore là, hein ?

Je hoche la tête.

— Et vivant, visiblement.

Il esquisse un rictus. Pas un sourire. Juste un petit mouvement des lèvres. Une sorte de “merci” sans le dire.

04h10

Il s’asseoit lentement. Je lui tends un verre d’eau. Il le boit d’une traite. Il tremble. Il regarde autour. Il murmure :

— Vous savez… j’ai pas toujours été comme ça.

Je réponds pas. Je le sais.

Il continue :

— Y’a cinq ans, j’etais bien au boulot. Une femme. J’étais sobre. J’croyais que j’étais sorti de tout ça. Puis j’ai replongé. Un verre pour fêter un anniversaire. Puis deux. Puis… t’as compris.

Je hoche la tête.

— Ouais. J’ai compris.

Il se tait. Longtemps.

Puis il me regarde droit dans les yeux. Un regard sincère. Un peu brisé.

— Je crois que je vais crever si je continue.

Je reste calme.

— T’as pas encore crevé. T’es là.

Il baisse la tête.

— Mais pour quoi faire ?

Et là, je sens le vertige. Pas le sien. Le mien. Ce moment où tu réalises que tu peux pas sauver tout le monde. Que parfois, juste être là, c’est déjà beaucoup.

06h42

Le jour commence à poindre. Il s’est rhabillé. Mal. Lentement. Mais il tient debout. Encore une fois. Je le regarde partir. Pas en courant. Pas en fuyant. Juste en marchant comme un type qui sait qu’il n’a plus beaucoup de chances à brûler.

Ce soir-là, Laurent, je le reverrai peut-être. Ou pas. Peut-être qu’il s’en sortira. Peut-être pas. Je sais pas.

Mais moi, je me souviendrai. Parce qu’une soirée, vue de l’extérieur, c’est pas juste un type bourré sur un brancard.

C’est souvent une histoire qu’on n’a pas osé raconter à temps.

Et parfois, on entend un “je crois que j’ai un problème” entre deux silences.

Et ce soir-là, c’est moi qui l’ai entendu.

 

Des choses laissées derrière. Encore.
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